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La crise en Italie

« … La nécessité de vastes travaux d’édilité s’imposait, c’était une véritable mesure de salut, le rajeunissement, la vie assurée et plus large, de même qu’il était juste de songer à bâtir de nouvelles maisons pour les habitants nouveaux qui devaient affluer de toutes parts. Le fait s’était passé à Berlin, après la constitution de l’empire d’Allemagne, la ville avait vu sa population s’accroître en coup de foudre, par centaines de mille âmes. Rome, certainement, allait elle aussi doubler, tripler, quintupler, attirant à elle les forces vives des provinces, devenant le centre de l’existence nationale. Et l’orgueil s’en mêla, il fallait montrer au gouvernement déchu du Vatican ce dont l’Italie était capable, de quelles splendeurs rayonnerait la nouvelle Rome, la troisième Rome, qui dépasserait les deux autres, l’impériale et la papale, par la magnificence de ses voies et le flot débordant de ses foules.

Les premières années, cependant, le mouvement des constructions garda quelque prudence. On fut assez sage pour ne bâtir qu’au fur et à mesure des besoins. D’un bond, la population avait doublé, était monté de deux cent mille à quatre cent mille habitants : tout le petit monde des employés, des fonctionnaires, venus avec les administrations publiques, toute la cohue qui vit de l’État ou espère en vivre, sans compter les oisifs, les jouisseurs, qu’une cour traîne après elle. Ce fut là une première cause de griserie, personne ne douta que cette marche ascensionnelle ne continuât, ne se précipitât même. Dès lors, la cité de la veille ne suffisait plus, il fallait sans attendre faire face aux besoins du lendemain, en élargissant Rome hors de Rome, dans tous les antiques faubourgs déserts. On parlait aussi du Paris du second empire, si agrandi, changé en une ville de lumière et de santé. Mais, aux bords du Tibre, le malheur fut, à la première heure, qu’il n’y eut pas un plan général, pas plus qu’un homme de regard clair, maître souverain de la situation, s’appuyant sur des Sociétés financières puissantes. Et ce que l’orgueil avait commencé, cette ambition de surpasser en éclat la Rome des Césars et des Papes, cette volonté de refaire la Cité éternelle, prédestinée, le centre et la reine de la terre, la spéculation l’acheva, un de ces extraordinaires souffles de l’agio, une de ces tempêtes qui naissent, font rage, détruisent et emportent tout, sans que rien les annonce ni les arrête. Brusquement, le bruit courut que des terrains, achetés cinq francs le mètre, se revendaient cent francs ; et la fièvre s’alluma, la fièvre de tout un peuple que le jeu passionne. Un vol de spéculateurs, venus de la haute Italie, s’était abattu sur Rome, la plus noble, la plus facile des proies. Pour ces montagnards, pauvres, affamés, la curée des appétits commença, dans ce Midi voluptueux où la vie est si douce ; de sorte que les délices du climat, elles-mêmes corruptrices, activèrent la décomposition morale. Puis, il n’y avait vraiment qu’à se baisser, les écus d’abord se ramassèrent à la pelle, parmi les décombres des premiers quartiers qu’on éventra. Les gens adroits, qui, flairant le tracé des voies nouvelles, s’étaient rendus acquéreurs des immeubles menacés d’expropriation, décuplèrent leurs fonds en moins de deux ans. Alors la contagion grandit, empoisonna la ville entière, de proche en proche ; les habitants à leur tour furent emportés, toutes les classes entrèrent en folie, les princes, les bourgeois, les petits propriétaires, jusqu’aux boutiquiers, les boulangers, les épiciers, les cordonniers ; à ce point qu’on cita plus tard un simple boulanger qui fit une faillite de quarante-cinq millions. Et ce n’était plus que le jeu exaspéré, un jeu formidable dont la fièvre avait remplacé le petit train réglementé du loto papal, un jeu à coups de millions où les terrains et les bâtisses devenaient fictifs, de simples prétextes à des opérations de Bourse. Le vieil orgueil atavique qui avait rêvé de transformer Rome en capitale du monde, s’exalta ainsi jusqu’à la démence, sous cette fièvre chaude de la spéculation, achetant des terrains, bâtissant des maisons pour les revendre, sans mesure, sans arrêt, de même qu’on lance des actions, tant que les presses veulent bien en imprimer.

Certainement, jamais ville en évolution n’a donné pareil spectacle. Aujourd’hui, lorsque l’on tâche de comprendre, on reste confondu. Le chiffre de la population avait dépassé quatre cent mille, et il semblait rester stationnaire ; mais cela n’empêchait pas la végétation des quartiers neufs de sortir du sol, toujours plus drue. Pour quel peuple futur bâtissait-on avec cette sorte de rage ? Par quelle aberration en arrivait-on à ne pas attendre les habitants, à préparer ainsi des milliers de logements aux familles de demain, qui viendraient peut-être ? La seule excuse était de s’être dit, d’avoir posé à l’avance, comme une vérité indiscutable, que la troisième Rome, la capitale triomphante de l’Italie, ne pouvait avoir moins d’un million d’âmes. Elles n’étaient pas venues, mais elles allaient venir, sûrement : aucun patriote n’en pouvait douter, sans crime de lèse-patrie. Et on bâtissait, on bâtissait, on bâtissait sans relâche, pour les cinq cent mille citoyens en route. On ne s’inquiétait même plus du jour de leur arrivée, il suffisait que l’on comptât sur eux. Encore, dans Rome, les Sociétés qui s’étaient formées pour la construction des grandes voies, au travers des vieux quartiers malsains abattus, vendaient ou louaient leurs immeubles, réalisaient de gros bénéfices. Seulement, à mesure que la folie croissait, pour satisfaire à la fringale du lucre, d’autres Sociétés se créèrent, dans le but d’élever, hors de Rome, des quartiers encore, des quartiers toujours, de véritables petites villes, dont on n’avait nul besoin. A la porte de Saint-Jean, à la porte de Saint-Laurent, des faubourgs poussèrent comme par miracle. Sur les immenses terrains de la villa Ludovisi, de la porte Salaria à la porte Pia, jusqu’à Sainte-Agnès, une ébauche de ville fut commencée. Enfin, aux Prés du Château, ce fut toute une cité qu’on voulut d’un coup faire naître du sol avec son église, son école, son marché. Et il ne s’agissait pas de petites maisons ouvrières, de logements modestes pour le menu peuple et les employés, il s’agissait de bâtisses colossales, de vrais palais à trois et quatre étages, développant des façades uniformes et démesurées, qui faisaient de ces quartiers excentriques des quartiers babyloniens, que des capitales de vie intense et d’industrie, comme Paris ou Londres pourraient seules peupler. Ce sont là les monstrueux produits de l’orgueil et du jeu, et quelle page d’histoire, quelle leçon amère, lorsque Rome, aujourd’hui ruinée, se voit déshonorée en outre, par cette laide ceinture de grandes carcasses crayeuses et vides, inachevées pour la plupart, dont les décombres déjà sèment les rues pleines d’herbe !

L’effondrement fatal, le désastre fut effroyable. Narcisse en donnait les raisons, en suivait les diverses phases, si nettement, que Pierre comprit. De nombreuses Sociétés financières avaient naturellement poussé dans ce terreau de la spéculation, l’Immobilière, la Società edilizia, la Fondiaria, la Tiberina, l’Esquilino. Presque toutes faisaient construire, bâtissaient des maisons énormes, des rues entières, pour les revendre. Mais elles jouaient également sur les terrains, les cédaient à de gros bénéfices aux petits spéculateurs qui s’improvisaient de toutes parts, rêvant des bénéfices à leur tour, dans la hausse continue et factice que déterminait la fièvre croissante de l’agio. Le pis était que ces bourgeois, ces boutiquiers sans expérience, sans argent, s’affolaient jusqu’à faire construire eux aussi, en empruntant aux banques, en se retournant vers les Sociétés qui leur avaient vendu les terrains, pour obtenir d’elles l’argent nécessaire à l’achèvement des constructions. Le plus souvent, pour ne pas tout perdre, les Sociétés se trouvaient un jour forcées de reprendre les terrains et les constructions, même inachevées, ce qui amenait entre leurs mains un engorgement formidable, dont elles devaient périr. Si le million d’habitants était venu occuper les logements qu’on lui préparait, dans un rêve d’espoir si extraordinaire, les gains auraient pu être incalculables, Rome en dix ans s’enrichissait, devenait une des plus florissantes capitales du monde. Seulement ces habitants s’entêtaient à ne pas venir, rien ne se louait, les logements restaient vides. Et, alors, la crise éclata en coup de foudre, avec une violence sans pareille, pour deux raisons. D’abord, les maisons bâties par les Sociétés étaient des morceaux trop gros, d’un achat difficile, devant lesquels reculait la foule des rentiers moyens, désireux de placer leur argent dans le foncier. L’atavisme avait agi, les constructeurs avaient vu trop grand, une série de palais magnifiques, destinés à écraser ceux des autres âges, et qui allaient rester mornes et déserts, comme un des témoignages les plus inouïs de l’orgueil impuissant. Il ne se rencontra donc pas de capitaux particuliers qui osassent ou qui pussent se substituer à ceux des Sociétés. Ensuite, ailleurs à Paris, à Berlin, les quartiers neufs, les embellissements se sont faits avec des capitaux nationaux, avec l’argent de l’épargne. Au contraire, à Rome, tout s’est bâti avec du crédit, des lettres de change à trois mois, et surtout avec de l’argent étranger. On estime à près d’un milliard l’énorme somme engloutie, dont les quatre cinquièmes étaient de l’argent français. Cela se faisait simplement de banquiers à banquiers, les banquiers français prêtant à trois et demi ou quatre pour cent aux banquiers italiens, qui de leur côté prêtaient aux spéculateurs, aux constructeurs de Rome, à six, sept et même huit pour cent. Aussi s’imagine-t-on le désastre, lorsque la France, que fâchait l’alliance de l’Italie avec l’Allemagne, retira ses huit cents millions en moins de deux ans. Un immense reflux se produisit, vidant les banques italiennes ; et les Sociétés foncières, toutes celles qui spéculaient sur les terrains et les constructions, forcées de rembourser à leur tour, durent s’adresser aux Sociétés d’émission, celles qui avaient la faculté d’émettre du papier. En même temps, elles intimidèrent l’État, elles le menacèrent d’arrêter les travaux et de mettre sur le pavé de Rome quarante mille ouvriers sans ouvrage, s’il n’obligeait pas les Sociétés d’émission à leur prêter les cinq ou six millions de papier dont elles avaient besoin, ce que l’État finit par faire, épouvanté à l’idée d’une faillite générale. Naturellement, aux échéances, les cinq ou six millions ne purent être rendus, puisque les maisons ne se vendaient ni ne se louaient, de sorte que l’écroulement commença, se précipita, des décombres sur des décombres : les petits spéculateurs tombèrent sur les constructeurs, ceux-ci sur les Sociétés foncières, celles-ci sur les Sociétés d’émission, qui tombèrent sur le crédit public, ruinant la nation. Voilà comment une crise simplement édilitaire devint un effroyable désastre financier, un danger d’effondrement national, tout un milliard inutilement englouti, Rome enlaidie, encombrée de jeunes ruines honteuses, les logements béants et vides, pour les cinq ou six cent mille habitants rêvés, qu’on attend toujours. »

Émile Zola – Rome (chap. VIII)

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